par morgan » 13 Juillet 2011, 16:22
Je n’ai jamais reçu de nom. Ils m’appellent le vieux galopin. Je ne me suis jamais perdu. Ils m’appellent, le vieux cherche-pain. Je couche dans les barges des granges, ou sur les berges des fossés. Je traîne mes souvenirs avec mon baluchon humide, et je colporte les nouvelles de métairie en métairie. Jamais je ne suis attendu, mais jamais ils ne sont surpris. Et je porte avec moi l’histoire, à tous les enfants du pays. Dès qu’une lumière me fait signe, la nuit arrête mon chemin. Pour une soupe et pour la veillée la porte s’ouvre à l’amitié. Ils me reconnaissent toujours, et ma place est toujours la même. Je suis la mémoire du soir. Debout près de la cheminée, j’ouvre les mains, je prends une petite poignée de feu qui me dégourdit la mémoire. Je suis le marchand de quenouilles qui file le temps, et se promène pour vendre ses poupées de lin dans le pays du Puy du Fou. Et je passe ma vie à filer mon chemin de village en village vers un autre foyer, écoutant les sentiers qui ne retiennent plus leurs vieilles confidences, écoutant la pénombre qui gagne les buissons, les vieux chênes têtards creusant dans leurs souvenirs. Je marche avec les siècles, de famille en famille, vers d’autres fuseaux. Et je marche toujours, dans mes sabots trop lourds. Mon très vieil almanach et mes poupées de lin me tiennent compagnie, me soutiennent l’humeur. Ce soir je veux aller jusque chez Maupillier auprès du vieux château qui s’élance là-bas. Je chanterai la chanson de tous les Maupillier, sur cette terre de géants, et de genêts en fleur.
Les Veillées du Puy du Fou commencent toujours par un long silence. On m’assoit sur le banc du foyer, on attend que je parle. Alors, en fouillant dans mon sac à nouvelle je tourne le regard. A toi, la mère, mes dernières poupées pour finir ton ouvrage, et les dernières rumeurs du bourg qui courent sur le pays. A toi, le grand-père, la chronique des batages, quelques secrets de garde champêtre, et le vin, tout juste tiré. A toi, le petit Jacques, des histoires d’hommes. Des ruines qui abritent des songes de lumière, la parole des anciens accrochée à quelques médaillons jaunis. Des petits qui grandissent et qui baissent la tête sous la croix de chaux vive, et les pas répétés qui creusent le seuil du logis. Le signe de la femme qui tend le pain, le pain blanc, le pain noir, la fête et puis la mort, le même prénom gravé au couteau sur la table de famille.
Pourquoi, toujours le même prénom ?
Jacques, Jacques le grand-père, Jacques le conscrit, toi, le petit Jacques. Chacun fait son temps. On regarde le temps qu’il fait, on ne voit pas le temps passer. Chacun prend sa peine derrière sa charrue. Dans la même lignée. De la veille au matin, les mêmes amours de borderie depuis le Moyen Age. Les mains qui se rejoignent, et le doigt de la mère qui vient refermer les mêmes lèvres. C’est la grande coulée des siècles, avec un seul Jacques, devant l’histoire, pour tous les Maupillier.